La repentance, le sens des responsabilités, l'auto-critique.

 Spécialiste reconnu des irrationalités et de la part d’ombre des sociétés, Robert Muchembled justifie aujourd’hui cette synthèse – « de la fin du Moyen Âge à nos jours » – à la fois par l’accumulation récente d’un matériel scientifique considérable, et aussi par le sentiment concomitant d’une rupture chronologique marquée. L’appareil scientifique s’appuie sur une très large « bibliographie choisie » de plus de quatre cents titres, dont environ 40 % en anglais (et quelques références en allemand et en néerlandais). Si des séries de données issues de travaux d’étudiants sont introduites parfois un peu brutalement, l’ensemble lui permet une grande variété d’échelles d’observation, dans des contextes chronologiques, géographiques et sociaux extrêmement variés.
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L’ampleur du regard interdisait de s’attacher à tous les aspects d’un phénomène multiforme : le sujet est donc limité à la seule violence de sang. R. Muchembled en dégage avec force les permanences et les évolutions. Traçant à grands traits les mutations du regard des sociétés sur le classement et la hiérarchie des conduites à nos yeux déviantes, mais qui ne le furent pas toujours au même degré, il analyse le déclin par paliers, dans l’histoire de l’Europe, de la violence meurtrière des « jeunes mâles » célibataires, corsetée par de puissants mécanismes de régulation sociale. La société médiévale, rappelle-t-il, est « saturée de violence » : l’affrontement physique n’y est pas seulement toléré ; il est à la fois une nécessité personnelle et une attitude sociale valorisante. Des modes de compensation, que décrit le chapitre 3, détournent cependant cette violence juvénile, ou en tout cas la codifient, en hiérarchisant les formes et les sanctions.
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Dès la fin du Moyen Âge, la civilisation urbaine, d’abord en Flandre et en Italie, développe en fonction d’intérêts bien compris une culture de l’apaisement, qu’illustre La civilité puérile et honnête. Elle vise au premier chef le groupe violent des jeunes gens, structuré dans des formes spécifiques de sociabilité et gardien des traditions communes. Les exigences d’autocontrôle s’accroissent, la tolérance envers les désordres sanglants se réduit. En la liant à un développement urbain très décalé dans le temps, l’auteur casse la trop convenue chronologie de la « civilisation des mœurs ». Le besoin de sécurité, le bien des affaires, l’imprégnation religieuse des populations conduisent à une acceptation des procédures judiciaires qui, loin d’être surtout imposées d’en haut, résultent aussi du consensus de la « meilleure part » des habitants. Subsiste, cependant, le rapport de forces avec tous ceux, surtout les jeunes adultes mâles qui, pour des raisons démographiques ou sociales, ne trouvent pas leur place. Mais le violent processus de dressage du temps des supplices ne dure que deux ou trois générations, après lesquelles, bien avant le XVIIIe siècle, la cruauté n’est plus nécessaire.
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Dans un contexte de guerres incessantes, l’État acquiert le monopole de la violence légitime. Robert Muchembled voit dans le duel aristocratique, débarrassé du mythique « point d’honneur », un des symboles d’une évolution vers une brutalisation de la société, ce qui le conduit à contester fortement la solidité du processus de civilisation des mœurs, qualifié d’« illusion ». On ne s’étonne pas en tout cas que, dans ces joutes cruelles, le duel soit l’affaire de jeunes hommes : il est peu de Don Diègue ! Mais si le duel illustre, comme le montre l’auteur, le mal-être de jeunes adultes en mal d’insertion dans la société, il ne fait chaque année en France qu’une demi-douzaine de victimes nobiliaires connues : les discours n’amplifient-t-ils pas le phénomène ? Quant aux révoltes du XVIIe siècle, l’auteur a sans doute raison d’avancer l’hypothèse de l’incidence des coutumes successorales : mais peut-on envisager le partage égal, source d’un émiettement des patrimoines, sans l’appréhension de leur permanente recomposition par les alliances, où la femme, héritière, peut apporter autant que l’homme ?
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À partir de 1650, la violence décroît, pour atteindre un minimum absolu trois siècles plus tard. Un processus du à l’action conjointe du procès de civilisation cher à Norbert Elias et des pratiques disciplinaires mises en avant par Foucault. Les jeunes continuent à se battre, avec des pics de violence générationnels ; mais ils se tuent beaucoup moins. Robert Muchembled évoque aussi assez longuement l’évolution de la violence sexuelle, telle qu’elle est perçue, officiellement niée ou réprimée, et l’usage jugé légitime de la force par les pères ou les maîtres. Comparatif, son développement met l’accent sur les caractères propres à chaque pays, en particulier sur l’originalité anglaise, précocement tournée vers la lutte contre le vol. Malgré la diminution de la violence réelle, malgré des dérivatifs tels que le sport ou les aventures coloniales, les Européens ressentent avec intensité une progression de la férocité des jeunes hommes et de leur présence menaçante, jusqu’à l’hécatombe de la Première Guerre mondiale. Cette distorsion est bien sûr liée à l’impact croissant sur les réalités matérielles comme sur les mentalités d’institutions ou de pratiques normatives et collectives, comme l’école, l’armée, la police, l’usine, vite démunies cependant face aux éléments de perturbation. Robert Muchembled évoque justement l’influence simultanée d’une prise en charge par l’État et d’une « acceptation individuelle des valeurs pacificatrices », même si l’adhésion à des codes de comportement corsetés épargne plus ou moins longuement des niches identitaires. La famille devient à la fois un refuge et un lieu où des formes de violence s’exercent hors de l’espace public. Avec, au cœur de ce processus, une éclatante contradiction, car l’État a aussi la charge d’exalter le nationalisme et de préparer à la violence de la guerre.
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La littérature ambiguë de récits noirs, qu’illustre au XVIIe siècle le moralisateur J.-P. Camus, doit provoquer l’effroi du vice en en montrant les conséquences. Les « canards » inventent le fait divers. L’exemplarité du criminel finit, pourtant, par lasser ; il fait place au mythique bandit d’honneur contestataire et redresseur de torts, revanche des frustrations et des arbitraires, illustration de la poussée d’oppositions sociales ou politiques. À partir du Second Empire, la fascination pour le crime fait prospérer la presse à sensations grâce au progrès de l’instruction. Le roman policier, le roman noir, littérature du « frisson contrôlé », révélateurs des peurs et des confl its de leur époque, envahissent le champ littéraire : échappatoire rassurante pour les anciens au pouvoir, tout en offrant aux plus jeunes une évasion hors d’un monde trop encadré par leurs aînés. Le fait divers alimente les poussées sécuritaires : au début du XXe siècle naît le concept de « dangerosité » qui concerne massivement des jeunes hommes issus du peuple ; mais le redresseur de torts en marge des institutions continue à faire recette à travers les multiples figures romanesques qui l’incarnent.
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Aujourd’hui, la « sensibilité sécuritaire » s’éclaire largement au prisme déformant des médias, plus révélateur de mentalités que de réalités, s’agissant par exemple des criminels les plus jeunes. Le dernier chapitre est consacré au retour du phénomène de la bande, lieu de socialisation, lieu d’une identité, du territoire, voire de sécurité affective dans une société où l’éducation des pères est devenue insuffisante et le front commun des nantis toujours plus frustrant dans un contexte de crise. Toutes pratiques sociales qui, malgré les traits spécifiques à notre époque, s’enracinent dans l’histoire multiséculaire de l’insertion plus ou moins difficile, et plus ou moins retardée des jeunes dans la société normalisée des adultes, selon des effets de génération qui sont dans la longue durée un des axes explicatifs majeurs du livre, .
Pour citer cet article

Quéniart Jean, « Robert Muchembled, Une histoire de la violence, Paris, Seuil, 2008, 502 p., ISBN 9782020818452 », Revue d’histoire moderne et contemporaine 3/2010 (n° 57-3) , p. 213-214
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