La réfutation des thèses ghazaliennes sur les philosophes
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image]En outre de tout cela, nous voyons qu’Abou Hamid s’est trompé au sujet des philosophes péripatéticiens, en leur attribuant l’opinion que Dieu, Très-Saint et Très-Haut, ne connaît nullement les choses particulières.
Leur opinion est que le Très-Haut les connaît d’une connaissance qui n’est pas du même genre que celle que nous en avons. Car notre connaissance est conditionnée par l’objet connu : elle est produite s’il est produit, elle change s’il change; tandis que la connaissance que le Dieu Glorieux a de ce qui existe est l’opposé ; elle est condition de l’objet connaissable, qui est l’être.
Celui, donc, qui assimile ces deux connaissances l’une à l’autre, identifie dans leurs essences et leurs propriétés des choses opposées, ce qui est le comble de l’égarement. Si le mot connaissance est appliqué à la connaissance produite et à la [connaissance] éternelle, c’est par une pure homonymie, de même que beaucoup de noms sont appliqués à des choses opposées.
Aussi n’y a-t-il pas de définition qui embrasse à la fois ces deux connaissances, comme se l’imaginent les moutakalamîn (praticiens du Kalam, de la théologie spéculative, ndlr) de notre temps. Nous avons d’ailleurs consacré à cette question un traité, à l’instigation d’un de nos amis.
Comment peut-on imaginer attribuer aux péripatéticiens (les aristotéliciens) l’opinion que le Dieu Glorieux ne connaît pas d’une connaissance éternelle les choses particulières, alors qu’ils regardent la vision vraie comme renfermant l’anticipation des éventualités particulières », et croient que cette prescience, l’homme la reçoit dans le sommeil, de la science éternelle qui régit l’univers en maîtresse absolue.
Convergence et divergence entre les anciens et les moutakalamin
Quant à la question de l’éternité du monde dans le passé ou de sa production, la discussion sur cette question entre les ach’arites et les philosophes anciens se réduit presque, à mon avis, à une querelle de mots, particulièrement en ce qui concerne certains Anciens.
Les deux partis s’accordent à reconnaître qu’il y a trois genres d’êtres, deux extrêmes et un intermédiaire entre les deux extrêmes. Ils s’accordent sur le nom des deux extrêmes, et diffèrent en ce qui concerne l’intermédiaire.
L’un des deux extrêmes est un être qui est formé de quelque autre chose et qui provient de quelque chose, je veux dire un être qui provient d’une cause efficiente et qui est formé d’une matière; et le temps l’a précédé, je veux dire a précédé son existence.
C’est le cas des corps, dont la naissance est perçue par les sens, par exemple la naissance de l’eau, de l’air, de la terre, des animaux, des plantes, etc. Cette sorte d’êtres, tous, anciens et ach’arites, s’accordent à les appeler êtres produits.
L’extrême opposé à celui-là est un être qui n’est pas formé de quelque chose, ni ne provient de quelque chose, et qu’aucun temps n’a précédé. Celui-là aussi, tout le monde est d’accord pour l’appeler Eternel. Cet être est perçu par la démonstration.
C’est Dieu, Béni et Très-Haut, Auteur de toutes choses, qui donne l’existence à toutes choses et les conserve Glorieux et Exalté dans sa Puissance. Quant au genre d’être qui est entre ces deux extrêmes, c’est un être qui n’est pas formé de quelque chose et qu’aucun temps n’a précédé, mais c’est cependant un être qui provient de quelque chose, je veux dire d’un agent.
C’est le monde dans son ensemble. Tous sont d’accord pour reconnaître au monde ces trois caractères.
Il n’y a pas d’excommunication possible dans la divergence d’interprétations
Les ach’arites, en effet, concèdent que le temps ne l’a pas précédé, ou du moins c’est une conséquence nécessaire de leur doctrine, puisque le temps, pour eux, est chose inséparable des mouvements et des corps. Ils conviennent aussi avec les anciens que le temps à venir est infini et de même l’existence à venir.
Les deux partis ne sont en désaccord que sur le temps passé et l’existence passée : les moutakalamin les regardent comme finis, et telle est aussi la doctrine de Platon et de son école, tandis qu’Aristote et ses partisans les regardent comme infinis, de même façon que l’avenir.
Cette dernière existence, cela est clair, ressemble à la fois à l’existence véritablement produite et à l’existence éternelle.
Ceux aux yeux de qui sa ressemblance avec l’être éternel l’emporte sur sa ressemblance avec l’être produit l’appellent éternelle, et ceux aux yeux de qui l’emporte sa ressemblance avec l’être produit l’appellent produite, bien qu’elle ne soit ni véritablement produite ni véritablement éternelle : car ce qui est véritablement produit est nécessairement corruptible, et ce qui est véritablement éternel dans le passé n’a pas de cause.
Certains d’entre eux la nomment produite de toute éternité (à savoir Platon et son école), parce que le temps, pour eux, est limité dans le passé. Les doctrines relatives au monde ne sont donc pas si complètement éloignées l’une de l’autre qu’on puisse taxer l’une d’infidélité et non l’autre.
Car les opinions dont tel est le cas doivent avoir entre elles le maximum d’éloignement, je veux dire qu’elles doivent être diamétralement opposées, comme le pensent les moutakalamin à propos de cette question, je veux parler d’une opposition diamétrale qui existerait entre les noms d’éternité et de production appliqués au monde dans son ensemble.
Et il résulte clairement de ce que nous avons dit qu’il n’en est pas ainsi.
En outre de tout cela, ces opinions (celles des moutakalamin) relatives au monde ne sont pas conformes au sens extérieur de la Loi divine : car si on examine le sens extérieur de la Loi divine, on voit, par les versets contenant des indications sur l’origine du monde, que sa forme est véritablement produite, mais que l’existence même, et le temps, demeure aux deux extrémités, je veux dire ne cesse pas.
Cette parole du Très-Haut : « C’est Lui qui a créé les cieux et la terre en six jours, et son trône était sur l’eau » implique, en son sens extérieur, qu’il y avait une existence avant cette existence, à savoir le trône et l’eau, et un temps avant ce temps, je veux dire avant celui qui est inséparable de cette forme d’existence et qui est le nombre du mouvement de la sphère céleste.
De même cette parole du Très-Haut : « Au jour où la terre sera changée en autre chose que la terre, et [de même] les cieux », implique, en son sens extérieur, une seconde existence après cette existence. Et cette parole du Très-haut : « Puis il se dirigea vers le ciel, qui était une fumée », implique, en son sens extérieur, que les cieux ont été créés de quelque chose.
L’assentiment d’une preuve est chose nécessaire et non libre
Les moutakalamin, dans ce qu’ils disent du monde, ne suivent pas le sens extérieur de la Loi divine : ils l’interprètent. Car il n’est pas dit dans la Loi divine que Dieu existait avec le pur néant: cela ne s’y trouve nulle part à la lettre.
Et comment concevoir que l’interprétation donnée de ces versets par les moutakalamin ait réuni l’unanimité, alors que le sens extérieur de la Loi divine, par nous indiqué, au sujet de l’existence du monde, est un point de doctrine pour toute une catégorie de savants.
En ces difficiles questions, ceux qui sont d’avis différents, ou bien atteignent le but et ils méritent récompense, ou bien le manquent et ils sont excusables. Car l’assentiment venant d’une preuve qu’on a présente à l’esprit est chose nécessaire et non libre, je veux dire qu’il n’est pas en notre pouvoir de le refuser ou de l’accorder, comme il l’est de nous tenir debout ou non.
Et puisque la liberté est une condition de la responsabilité, celui qui acquiesce à une erreur en conséquence d’une considération qui s’est présentée à son esprit est excusable, s’il est homme de science. C’est pourquoi le Prophète (sur lui soit le salut) a dit : « Quand le juge, ayant fait tout ce qui dépendait de lui, atteint le vrai, il a une récompense double; s’il s’en écarte, il a une récompense simple ».
Et quel juge a une tâche plus grande que celui qui juge si l’univers est tel ou ne l’est pas ? Ces juges sont les savants, à qui Dieu a réservé l’interprétation. Cette erreur sur la loi divine, qui est pardonnable, c’est l’erreur dans laquelle peuvent tomber les savants lorsqu’ils se livrent à la spéculation sur les choses difficiles sur lesquelles la Loi divine les a chargés de spéculer.
Mais l’erreur dans laquelle tombent les autres catégories d’hommes est un pur péché, soit que l’erreur porte sur les choses spéculatives ou sur les choses pratiques.
De même que le juge ignorant dans la tradition prophétique, s’il se trompe dans son jugement, n’est pas excusable, de même celui qui juge sur l’univers sans réunir les conditions requises pour être en état de juger, n’a pas d’excuse : c’est un pécheur ou un infidèle.
Et si celui qui juge sur le licite et le défendu doit préalablement réunir les conditions de l’ijtihad, à savoir la connaissance des principes fondamentaux et la connaissance de la déduction qui opère sur ces principes au moyen du syllogisme, combien plus cela est-il exigible de celui qui juge sur l’univers, je veux dire de connaître les principes intellectuels et les procédés de déduction qui s’y appliquent.
La gestion méthodologique des erreurs
En somme, l’erreur dans la Loi divine est de deux sortes : une erreur pour laquelle est excusable celui qui sait spéculer sur cette matière dans laquelle l’erreur est commise, comme est excusable le médecin habile quand il se trompe dans l’art médical, et le juge habile quand il se trompe en jugeant, et pour laquelle n’est pas excusable celui dont ce n’est pas l’affaire; et une erreur pour laquelle nul n’est excusable, qui, si elle porte sur les principes de la Loi religieuse est infidélité, et si elle porte sur ce qui est subordonné aux principes, hérésie.
Cette seconde sorte d’erreur est celle qui a lieu sur les choses à la connaissance desquelles conduisent également les diverses méthodes d’argumentation, et dont la connaissance est, de cette manière, accessible à tous.
Par exemple, la reconnaissance de l’existence de Dieu (Béni et Très-Haut), de la mission des prophètes, de la béatitude ou des tourments de la vie future; car à ces trois principes fondamentaux conduisent également les trois sortes de preuve qui sont telles que nul ne peut se dispenser de donner son assentiment, en vertu de l’une d’entre elles, à ce qu’il est tenu de connaître, je veux dire les preuves oratoire, dialectique, et démonstrative.
Celui qui nie de pareilles choses est, lorsqu’elles forment un des principes de la Loi divine, un infidèle, qui résiste de bouche et sans conviction, ou qui ne résiste que parce qu’il néglige de s’appliquer à en connaître la preuve. Car si c’est un homme de démonstration, une voie lui a été préparée pour le conduire à l’acquiescement par la démonstration, s’il est un homme de dialectique, par la dialectique, et s’il est un homme d’exhortation, par les exhortations. »
Ibn Rushd (Averroès).