SUITE
Durant les années de guerre allant de 1975 jusqu’à 1990, les chroniques de notre belle violence étaient ponctuées de beaucoup d’incidents. Aucun Libanais, ou une quelconque personne ayant vécu au Liban et connu ces temps obscurs, ne tarit d’histoires et d’anecdotes sur comment il a risqué sa vie et comment il a connu le goût de l’effroi, de l’humiliation et de l’infamie, et tout ce qui s’ajoutait au « bonheur » de vivre dans le pays alors en ruine.
Puis la paix est revenue. Mais mon cœur n’y a pas cru une seule seconde. On a voulu me convaincre que ma longue absence en France, depuis 1985, était la cause de mon déni, que la guerre restait plus présente en moi que ce que je n’avais encore vu et vécu. Contrainte, je me suis laissé faire pour que l’on ne dise pas de moi que je dénigrais l’effort de paix et de reconstruction de la patrie.
Puis, vint ce jour où j’empruntais le taxi pour me rendre quelque part à Beyrouth. Les voitures étaient à l’arrêt à cause des embouteillages, et j’ai vu cet homme descendre de sa voiture et aller vers la voiture de devant, puis attraper le chauffeur avec ses mains et se mettre à le cogner au visage. Les gens le regardaient faire sans intervenir, sans protester ni appeler la police. À ma grande surprise, la victime n’était qu’une femme qui conduisait trop lentement, alors que le fameux conducteur était si pressé qu’il voulait sauter par-dessus les voitures agglutinées, comme par miracle.
Depuis ce jour, je suis la proie d’un véritable effroi, comme celui qui découvre que cette démence-là a pénétré nos âmes à jamais, et que plus rien ne l’effacera.
Et vraiment, la folie de la violence s’est installée pour toujours, elle s’est infiltrée jusque sur nos routes, a tué nos épouses pour un rien, les défenestrant, ou les criblant de coups ou de balles. Elle a kidnappé nos enfants et les a agressés, quand ils ne se sont pas agressés entre eux, se violant et se tuant. Elle a volé et tué pour une risible poignée de dollars, elle est même sortie en plein jour et devant les caméras. Un jeune homme est tombé mort en quelques secondes, il y a quelques jours, poignardé en plein cœur par deux malfrats à qui il n’avait simplement pas plu. Avant lui, un père de famille a été poignardé à plusieurs reprises et roué de coups de pied, en plein jour et à la vue de tous, pour un misérable malentendu sur une histoire de priorité de passage.
Deux temps coexistent désormais dans ce pays, celui de la guerre et celui soi-disant de la paix. Les habitants du premier continuent à vivre dans la violence comme dans une bulle protectrice où c’est la loi du plus fort, le règne de l’impunité totale. Ceux du second s’accrochent, désespérés, aux restes d’un État qu’entre-dévorent les émirs eux-mêmes.
Le temps de la guerre perdure, celui de la paix trébuche, à la vue des graves événements qui secouent la région actuellement, la paix civile est en train de se casser la figure. Nous l’entendons et nous le voyons de nos propres yeux, tous les jours. Crise des ordures, hausse de la criminalité, terrible crise économique… Le pays du Cèdre est en train de succomber à ses blessures.
Et comme a dit Lady Macbeth durant ses hallucinations, après avoir poussé son mari à tuer le roi, son invité, dans son sommeil : « Les parfums arabes les plus précieux ne suffiront pas à laver mes mains. » De quoi ? Des taches de sang.
Najwa Barakat dans le journal "la Croix"