Les « Printemps arabes » : un héritage de 1968 ?
Comme le rappelle Richard Labévière, la défaite de juin 1967 conduisit à un durcissement des régimes arabes vers un autoritarisme de plus en plus liberticide (3). D’autres événements internationaux eurent des répercussions monumentales sur l’équilibre de la région : pour Richard Jacquemond, « l’implosion du bloc communiste (1989-91) et la seconde guerre du Golfe (1990-91) qui signent en même temps l’arrêt de mort du communisme et celui de l’arabisme » (4).
De la même façon que les événements de 1968 ont été le fait d’une génération, il semble que les soulèvements de 2011 ont été le fait d’une jeunesse ayant grandi dans cette époque de désillusion que furent donc les années 1990. Parties de Tunisie, les insurrections qui ont secoué le monde arabe au début de l’année 2011 ont rapidement inspiré des luttes à l’international – les Indignados espagnols, les activistes de l’Occupy Wall Street à New York, les émeutiers de Londres, les révoltes étudiantes au Chili, les manifestations de Dakar au Sénégal – comme le fit le feu de brousse de 1968 en son temps. Comme en 1968, aucune cohérence réelle ne rassemble ces différentes luttes, si ce n’est la jeunesse qui les a déclenchées. Les « Printemps arabes » ne sont-ils pas d’ailleurs une référence au « Printemps de Prague » de 1968 ?
Le philosophe François Pouillon écrivait en 2012 dans une revue ayant pour sujet les constructions identitaires au Maghreb que « comme toutes les révolutions, la révolution tunisienne appelle naturellement à la comparaison : cela tient tout simplement au fait que, événement par essence inattendu et marqué par l’aléatoire et l’accidentel, il faut bien, pour se rassurer, se raccrocher à des précédents » (5). En généralisant cette idée à l’ensemble des « Printemps arabes », il semble intéressant de mettre à l’épreuve la pertinence d’une comparaison entre les vagues d’insurrection de 1968 et de 2011 dans le monde, en réfléchissant à ce qui les rassemble et à ce qui les distingue. Dès 2011, le sociologue américain Immanuel Wallerstein se posait déjà la question en ces termes : dans un article sur les « contradictions du Printemps arabe » (6), il expose qu’il distingue dans les soulèvements arabes l’opposition d’un « courant 68 » à un courant réactionnaire conduit par les régimes contestés avec le soutiens de leurs alliés internationaux. Il voit des similitudes entre les jeunesses révoltées de 1968 et de 2011 dans le fait que toutes deux protestaient contre le caractère anti-démocratique des régimes dans lesquels elles grandissaient. Toutes deux s’opposaient à la corruption et à la verticalité des prises de décision que l’État imposait au mépris de la volonté du peuple. Il note aussi la même volonté de la part des peuples de reprendre une parole qui lui a été confisquée, et met en lumière du même coup la singularité des populations mobilisées : en 1968 comme en 2011, ce sont surtout les marges qui suivent la jeunesse – les minorités, les femmes, les précaires –, ceux que Wallerstein appelle les « forgotten people » (« peuples oubliés »).
Toutefois, l’engagement des peuples n’a pas la même teneur idéologique en 1968 et en 2011. Si l’on s’en tient à l’histoire des mouvements sociaux dans le monde arabe en particulier, il est important de noter avec Richard Jacquemond que les jeunesses mobilisées en 2011 dans la région n’ont tenté à aucun moment de mobiliser la référence à la « nation arabe » ; si, sur les réseaux sociaux, les activistes d’un bout à l’autre du « monde arabe » soutenaient les initiatives de leurs voisins et que les slogans circulaient d’un groupe à l’autre par-delà les frontières, aucun cri de ralliement n’appelait à la moindre internationalisation des luttes (7). Cette caractéristique peut être conjuguée avec le caractère profondément « antipolitique » qui définissait ces luttes, et que l’on retrouvait aussi à Wall Street, en Espagne ou à Londres plus tard dans l’année ; comme le souligne Nicolas Dot-Pouillard, ces révoltes « n’ont eu ni chef ni leaders charismatiques reconnus ; elles ont été sensiblement désidéologisées » (8). Alain Bertho assimile ces insurrections à des émeutes (9), qui refusent d’assumer leur caractère politique : privés de voix depuis trop longtemps, la politique apparaît pour ces jeunes comme un outil démagogique appartenant au pouvoir – aux politiciens – et non au peuple. Toutefois, ce rejet du politique conduit à une grande distinction de fait entre les idéologues de 1968, qui cherchaient à changer le monde, et les révoltés de 2011, qui se soulèvent par désespoir : dans le cas des « Printemps arabes », l’inscription des luttes dans un présent sans futur ne permet pas la construction d’un projet en commun ; de cela, peut-être, peut-on voir découler la multiplication des initiatives démocratiques après les départs successifs de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Égypte, qui n’ont pas su se rassembler pour proposer une voie (et une voix) alternative aux mouvements politiques traditionnels ou aux mouvements politico-religieux présents depuis suffisamment longtemps dans la société pour s’être organisés.
Conclusion
La question de mai 68 ne se pose pas de façon pertinente pour le monde arabe – les révoltes étudiantes qui ont éclaté d’un continent à l’autre n’étaient pas à l’ordre du jour au lendemain de la défaite arabe de 1967 contre Israël. La région a toutefois connu son lot d’insurrection, plus récemment, en 2011, qui inspirèrent à leur tour d’autres jeunesses révoltées sur d’autres continents – comme un mai 68 à retardement, les « Printemps arabes » posent dans des termes contemporains la question d’une contestation de l’autorité nationale, bien loin des problématiques du « Printemps de Prague » auquel on les réfère.
Notes :
(1) Frédéric Bobin, « Quand le Mars 68 de Tunis devançait le printemps de Paris », Le Monde, 6 avril 2018. Disponible en ligne, consulté le 4 mai 2018. URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien](2) Sadik Al-Azm, Self-Criticism After the Defeat, traduit de l’arabe par George Stergios, Londres, Saqi, 2011 (1968), p. 55.
(3) Labévière Richard, « Printemps, été et automne arabes. Révolutions et contre-révolutions post-globales », Revue internationale et stratégique, 2011/3, n° 83, p. 75-83. Disponible en ligne, consulté le 03/05/2018, URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien](4) Richard Jacquemond, « Un mai 68 arabe ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 138 | décembre 2015, mis en ligne le 16 février 2016, consulté le 02 mai 2018. URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien](5) François Pouillon, « Marx, analyste de la révolution ? », De la colonie à l’État-nation : constructions identitaires au Maghreb, Maghreb et sciences sociales, IRMC, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 300
(6) Immanuel Wallerstein, “The contradictions of the Arab Spring”, Al Jazeera, 14 nov. 2011,
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien](7) Richard Jacquemond, « Un mai 68 arabe ? », op. cit.
(8) Nicolas Dot-Pouillard, « Les révolutions arabes entre césures et remembrances : tiers-mondisme, question palestinienne et utopies chiliastiques », L’Année du Maghreb, VIII, 2012, 49-65. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien](9) Alain Bertho, « La fin de la politique ? », Changement, événement, rupture, ethnographiques.org, 2014, n°28. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]Bibliographie :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Batà Carlo, Morelli Gianni, 1968, une année révolutionnaire à travers le monde, Gennevilliers, Prisma Media, 2017.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Bertho Alain, « La fin de la politique ? », Changement, événement, rupture, ethnographiques.org, 2014, n°28. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Dot-Pouillard Nicolas, « Les révolutions arabes entre césures et remembrances : tiers-mondisme, question palestinienne et utopies chiliastiques », L’Année du Maghreb, VIII, 2012, 49-65. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Jacquemond Richard, « Un mai 68 arabe ? », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 2015, n°135. Disponible en ligne, consulté le 02 mai 2018. URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Labévière Richard, « Printemps, été et automne arabes. Révolutions et contre-révolutions post-globales », Revue internationale et stratégique, 2011/3, n° 83, p. 75-83. Disponible en ligne, consulté le 03/05/2018, URL :
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien] Pawling Christopher, Critical Theory and Political Engagement. From May “68 to the Arab Spring, New York, Palgrave Macmillan, 2013.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Pouillon François, « Marx, analyste de la révolution ? », De la colonie à l’État-nation : constructions identitaires au Maghreb, Maghreb et sciences sociales, IRMC, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 300-310.
[Vous devez être inscrit et connecté pour voir cette image] Wallerstein Immanuel, “The contradictions of the Arab Spring”, Al Jazeera, 14 nov. 2011. Disponible en ligne, consulté le 03 mai 2018. URL :
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